Julie Foka : pourquoi Issa Tchiroma attire des foules immenses

Julie Foka analyse la montée du « phénomène Issa Tchiroma » après l’exclusion de Maurice Kamto, soulignant que ses meetings géants traduisent une captation populaire imprévue. Selon elle, le régime, en écartant Kamto, a créé un vide politique qu’exploite Tchiroma, désormais porté par une ferveur difficile à contrôler. Elle estime que loin d’être une simple marionnette, Issa Tchiroma pourrait incarner une énergie populaire que le pouvoir n’avait pas anticipée.

Lire la sortie de Julie Foka :

« J’ai été, comme vous pouvez l’imaginer, profondément sonné par la disqualification brutale du Pr Kamto le 5 août 2025. Il m’a fallu quelques jours pour retrouver une certaine clarté d’esprit, et encore plus de temps pour observer les conséquences et la reconfiguration du champ politique camerounais après cette exclusion injuste. Naturellement, j’ai lu avec assiduité les prises de position de mes camarades politiques, tout aussi désabusés que moi. Je sais que je risque de me faire des ennemis dans mon propre camp avec cette sortie, mais à un moment donné, il fallait bien que je donne ma position par rapport au phénomène Issa Tchiroma.

À l’endroit de mes amis idéologiques, je précise que ma position n’est pas absolue et qu’elle demeure critiquable. Mais, pour l’instant, elle répond à la dynamique du moment. J’ai lu ici et là les sceptiques de mon camp écrire et répéter :  » tout est joué « ,  » Tchiroma est une marionnette  » , « c’est le nouveau pantin d’Etoudi ». Pardonnez-moi, mes amis, ce refrain est connu, presque rassurant. Il réduit la politique à un théâtre simpliste : un metteur en scène unique, des figurants complices, et un peuple spectateur condamné à applaudir malgré lui.

Or, la politique camerounaise de 2025 n’est pas une pièce linéaire, encore moins une farce maîtrisée d’avance. C’est, à mes yeux, un marigot trouble où s’entrecroisent la peur du régime, l’appétit des acteurs secondaires, les frustrations populaires et, surtout, l’imprévu. Le pays des crevettes que j’observe d’où je suis est un pays de surprises politiques, de retournements brusques et de résistances souterraines. Croire que tout est écrit à l’avance, c’est se donner le luxe confortable du cynisme. Mais ce n’est, à mon avis, ne comprendre qu’à moitié la dynamique réelle du moment.

Revenons-en aux faits. Le 5 août 2025, la candidature du Pr Maurice Kamto a été écartée sans nuance par le Conseil constitutionnel. Sur ce point, nous serons tous d’accord, ce geste n’est pas d’abord le signe d’une connivence généralisée mais celui d’une peur viscérale. Kamto incarnait et incarne d’ailleurs toujours le spectre de la mobilisation massive : des millions prêts à se déplacer dans Douala, Yaoundé, Garoua, Buea, Bafoussam, pour redire leur soif de changement. Le régime n’a pas choisi une stratégie subtile, il a choisi la brutalité de l’exclusion, révélant ainsi son angoisse. Mais l’exclusion, loin d’être un verrou, a produit un vide. Or en politique, le vide est dangereux : il appelle toujours une force de substitution. C’est précisément dans ce vide que s’est engouffré Issa Tchiroma, presque par effraction, presque à contretemps.

Issa Tchiroma, un opportuniste ou un accident de l’histoire ?

Certains ont tôt fait de dire qu’il s’agit d’un pion du régime, un comparse de longue date, recyclé pour donner l’illusion du pluralisme. Certes, Tchiroma n’est pas un enfant de chœur. Il est un vétéran du régime, il a longtemps navigué dans ses eaux troubles, il connaît ses codes et ses complicités. Mais cela suffit-il à le réduire à une simple marionnette ? Rien n’est moins sûr. Son retour en force, ses meetings spectaculaires, sa capacité soudaine à cristalliser la colère orpheline laissée par l’invalidation de Kamto, montrent autre chose : un phénomène de captation populaire imprévu. En politique, même les plus vieux routiers peuvent être dépassés par la ferveur qu’ils déclenchent. Et c’est peut-être le cas ici : Issa n’est plus seulement l’homme du sérail, il est devenu malgré lui le réceptacle d’une attente sociale.

Explication culturelle : le Grand Nord comme exception sociologique

Il faut ici regarder le terrain. Le Grand Nord n’est pas Yaoundé, encore moins Douala. Le rapport au pouvoir y est façonné par d’autres dynamiques culturelles et sociales. Ici, le tissu communautaire est plus solidaire, les hiérarchies traditionnelles restent puissantes, et l’honneur a une valeur structurante. Dans cette partie du pays, on ne vit pas dans la crainte de perdre une boutique, une petite affaire, ou des investissements familiaux comme dans certaines régions plus commerçantes dans le grand sud. Ici, la dignité prévaut sur la prudence économique. D’où cette phrase populaire mais juste : << les Wajos ont les couilles >>. C’est cru, mais cela traduit une réalité : la capacité de dire non, de résister, de prendre le risque de la confrontation. En termes sociologiques, cela signifie que l’adhésion populaire à un leader comme Tchiroma peut difficilement être contenue par les outils classiques de répression ou de clientélisme utilisés ailleurs. Si son meeting est bloqué, aucun cadre du RDPC n’aura la légitimité d’en tenir un seul dans la région. Voilà le rapport de force brut, sans fioritures.

En neutralisant Kamto, le régime croyait avoir sécurisé son horizon. Mais l’histoire regorge de ces erreurs de calcul où l’exclusion d’un adversaire crée les conditions de l’émergence d’un autre. Ici, deux effets se sont combinés. D’une part, les partisans de Kamto que nous sommes, privés de notre figure centrale, cherchons un nouvel exutoire « provisoire » : certains , moi  y compris ! , voient en Tchiroma une option pragmatique. D’autre part, l’opposition fragmentée a laissé une brèche béante que Tchiroma a su occuper. Dans un pays où l’imaginaire populaire fonctionne par transfert de loyauté et par substitution symbolique, Issa a su jusqu’ici se placer comme celui qui incarne une revanche possible. Même si le régime pensait l’utiliser comme leurre, il est peut-être déjà en train de leur échapper, porté par une foule qui ne lit plus le scénario officiel mais écrit le sien.

S’il fallait encore le rappeler, depuis des décennies, le RDPC a fonctionné comme une machine clientéliste, s’appuyant sur des alliances régionales, des cooptations et des réseaux vieillissants. Mais ces réseaux sont fatigués. Les clientèles d’hier ne suffisent plus à tenir les masses urbaines. La société civile monte en puissance, l’exaspération aussi. Neutraliser le Pr. Kamto n’a pas reconstitué un ordre ancien, cela n’a fait qu’accélérer sa décomposition. C’est une constante historique : vouloir écraser une voix peut produire, par effet de ricochet, l’émergence d’une autre. Ainsi, Tchiroma, que beaucoup voyaient ou voient encore à tort ou à raison comme instrumentalisé, a réveillé une énergie qu’Etoudi n’avait pas anticipée. Et il n’y a rien de plus dangereux pour un régime que de libérer une force qu’on croyait pouvoir contrôler.

Pourquoi alors laisser Tchiroma circuler, tenir meeting, mobiliser ?

Parce que l’interdire aurait été trop risqué. En pré-campagne, bloquer un candidat est une mesure explosive. Le régime a donc préféré la tolérance tactique : observer plutôt que réprimer. Mais tolérer n’est pas maîtriser. C’est un pari dangereux : ce qui devait n’être qu’une soupape de sécurité peut se transformer en mouvement autonome. Même si Issa avait été << envoyé>>, rien n’indique qu’il restera fidèle au scénario initial. L’appétit vient en mangeant, dit-on. Et en politique, rares sont ceux qui, une fois goûté au vertige des foules, acceptent de redevenir simples figurants.

la foule réécrit « parfois » le scénario

Il est confortable de croire que tout est orchestré, que tout est manipulation. Mais la politique est une science des imprévus. Si la rue s’empare d’un homme, même sorti du carton du régime, ce n’est plus la marionnette qui parle mais la colère, la dignité et l’espérance.

l’histoire est parfois ironique…

Souvenons-nous du proverbe rapporté par Albert Nzongang. Un notable avait reçu mission d’offrir une belle femme à un chef. Mais en chemin, il décida de la garder pour lui : après tout, lui aussi était un homme, lui aussi avait sa dignité. Peut-être qu’Issa, en apparence mandaté par Etoudi ou les réseaux français comme ca se suppute dans certains cercles diplomatiques, a goûté au banquet populaire et décidé d’y rester en convive principal. Et dans le Cameroun de 2025, c’est ce type d’imprévu, irréductible aux complots, qui peut fissurer les murs du régime crépusculaire de Bi mvondo et ses créatures.

Julie Foka»

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