Nous sommes désormais à vingt-neuf mois de la fin du mandat actuel du président Paul Biya. Et pour se faire une idée exacte du temps qui est déjà passé, et de celui qui reste, il faut rappeler qu’un septennat c’est au total quatre-vingt-quatre mois. Et il est normal que dans cette affaire, beaucoup de nos compatriotes n’aient très souvent en tête que le jour précis de l’élection présidentielle qui est le moment de bascule qui permet depuis quarante et un ans, de passer de la longue période que représente la durée d’un mandat de sept ans, et le début de celle qui s’ouvre et qui va s’écouler pendant les sept années à venir du nouveau septennat. Et le regard que nos compatriotes portent sur l’élection présidentielle est compréhensible. Elle est en effet depuis quarante et un ans, le marqueur de ce moment où l’on imagine toutes sortes de scénarios, mais à l’issue duquel malheureusement, depuis la démission du président Amadou Ahidjo en 1982, avec la reconduction sans surprise du Paul Biya, la même chose s’est inlassablement reproduite sept fois de suite.
Contrairement à la majorité du public camerounais qui n’a des yeux de Chimène que pour ce faux suspens entretenu à dessein, dans le développement qui va suivre, nous, nous allons porter notre regard prospectif sur la tournure que pourraient prendre les choses non pas seulement pendant le scrutin, mais aussi et surtout après l’élection, que ce soit avec le président Biya qui rempilerait une fois encore pour un huitième mandat cette fois, où avec comme successeur, Franck Biya son fils biologique, que le palais aura réussi à imposer, ou encore même avec un autre homme du sérail, qui aura su forcer la main au RDPC et aux caciques du régime, où enfin avec un centurion qui viendrait alors comme un joker, coiffer tout ce beau monde au poteau en donnant les clés d’Etoudi à une junte militaire. Si nous parlons de forcer la main pour ce qui concerne le troisième homme, c’est parce que nous tenons objectivement compte, d’une part, du nombre de prétendants qui sont sur les starting-blocks, et d’autre part, des divisions qui sourdent et dont l’écho qui n’est plus contenu dans les limites du sérail résonne désormais à l’extérieur. Tout indique en effet à travers le climat qui règne que dans cette affaire de famille, c’est soit d’un bras de fer ou d’une épreuve de force qu’il sera finalement question. Le bras de fer opposera alors les clans Nanga et Bulu qui se dressent l’un face à l’autre et s’exercent déjà au combat qui pourrait inéluctablement venir en se défiant à fleuret moucheté ; et l’épreuve de force opposera tous les nombreux autres prétendants au trône.
La prospective à laquelle nous nous livrons dans ce travail n’envisage pas les choses sous l’angle d’une alternative mais d’une alternance politique, car pour nous, le RDPC va se succéder. Et si un éclatement du parti-Etat devrait avoir lieu, il ne se produira qu’après l’installation du nouveau calife qui décidera alors de son destin final. Et si nous pouvons nous permettre le pronostic de la victoire du RDPC, c’est d’une part, sur la base de l’observation des faits politiques à laquelle nous nous livrons dans notre pays depuis de nombreuses années, et d’autre part, sur la réalité du rapport de force concret qui prévaut sur la scène politique camerounaise. En 2025, nous pensons en effet que le RDPC n’aura pas en face de lui un adversaire qui soit de taille pour lui barrer la route parce que depuis qu’il existe, il a non seulement eu le temps de tisser sa toile sur l’ensemble du pays, mais il a aussi toujours compté sans faute, et s’est toujours aussi appuyé sur les moyens de toutes sortes que lui assure un appareil d’État qui est entre les mains de ses militants, et des complices et instruments locaux de l’Etat néocolonial depuis que le pays a accédé à l’indépendance en 1960.
En 2025 donc, la pièce qui se jouera comportera les quatre scénarios suivants : la reconduction de Paul Biya, l’imposition de Franck Biya, l’apparition d’un troisième homme, ou l’irruption inopinée d’un centurion.
La reconduction de Paul Biya
Elle n’est pas à exclure dans l’inventaire des cas de figures qui se présenteraient car la seule et unique chose qui pourrait l’empêcher c’est l’état de santé du chef de l’Etat. Mais même dans le cas où il briguerait de nouveau un mandat, ce serait un Paul Biya qui physiquement n’aura plus rien à voir avec l’homme que nous avons connu jusqu’ici. Car le temps sera encore plus passé par-là, et qu’on le veuille ou non, l’homme sera d’avantage affaibli à la fois par l’âge mais aussi par l’usure d’un pouvoir interminable dont il est manifestement devenu plus le prisonnier que le gardien. Et contrairement à ce que l’on pourrait penser, sa reconduction n’installera pas d’avantage de sérénité dans le pays, elle va plutôt y ouvrir une période d’incertitude caractérisée. D’abord à cause des rivalités qui vont s’accentuer entre les hommes qui ambitionnent de lui succéder, et ensuite du climat délétère qui est déjà dès à présent palpable, et qui s’accentuera pendant le temps que va durer le huitième mandat qui sera alors un septennat de tous les dangers. Et pas forcément des dangers venant de l’extérieur du système, mais de ses propres contradictions internes qui ne manquent pas et qui vont même plutôt se multiplier.
L’imposition de Franck Biya
Pourquoi Franck Biya comme président immédiatement après son père ? C’est la question qui doit normalement venir à l’esprit compte tenu du fait que son père dont le septième mandat vient à expiration en 2025, est déjà en poste depuis 1982. A cette question beaucoup ne vous répondent pas vraiment puisque leur seule réplique est simplement pourquoi pas lui puisqu’il a comme n’importe quel autre camerounais, le droit de postuler ce poste que rien dans les textes qui régissent le fonctionnement du pays ne lui interdit de briguer. Pour leur répondre, il faut d’abord préciser que contrairement à ce que disent et pensent beaucoup de nos compatriotes, Franck Biya n’est pas n’importe qui, il est le fils de Paul Biya, l’homme qui est à la tête du Cameroun depuis 1982. Et il faut ajouter que le Cameroun est une République, et que dans n’importe quel dictionnaire, la définition de ce vocable est la suivante : un régime politique où la loi s’applique à tous sans exception et ou la fonction de chef de l’Etat n’est pas héréditaire.
Et il faut encore aller plus loin pour que les choses soient bien comprises en disant que si la signification du mot héréditaire veut littéralement dire « qui se transmet selon les voies génétiques de l’hérédité », il veut aussi dire « qui se transmet par voie de succession », c’est-à-dire, par transmission de parent à parent. Entre ces deux acceptions, c’est la seconde que l’on doit retenir car dans la nomenclature des régimes politiques modernes, il y a la république et il y a la monarchie. Dans la première, l’une des caractéristiques est que la fonction de chef de l’Etat n’est pas héréditaire, et dans la seconde, la fonction de chef de l’Etat est héréditaire. Entre les deux, il n’y a donc pas d’ambiguïté puisque nous sommes au Cameroun dans le cas d’espèce d’une République. Et par ailleurs, toujours dans la même veine, même en invoquant le cas d’une ambivalence, ce n’est pas en effet parce que l’on dit que tout ce que n’interdit pas formellement la loi est autorisé, que la candidature de Franck Biya ne pourrait pas effectivement poser de problème dans notre pays où la loi ne couvre pas la totalité du champ de tout ce qu’elle devrait pourtant normalement organiser. Il y a en effet concrètement de nombreux vides juridiques dont malheureusement on ne s’aperçoit qu’au moment où certaines questions importantes se posent. Et à notre humble avis, la succession de Paul Biya par son fils Franck Biya, entre justement dans la catégorie des choses importantes que l’on n’avait pas prévues et que la loi malheureusement ne couvre pas.
Et en outre, il ne peut échapper à personne de sérieux et d’impartial, que cette candidature va non seulement diviser les Camerounais, mais elle va aussi alourdir le climat délétère qui prévaut déjà dans notre pays confronté à de graves controverses qui ont muté en conflit armé dans les régions anglophones du Nord-Ouest et Sud-Ouest. Deuxièmement, la république étant comme on l’a précédemment dit un régime politique dans lequel la loi s’applique à tous sans exception et ou la fonction de chef de l’Etat n’est pas héréditaire, aux yeux de tout républicain qui se respecte, il devrait être indécent dans une démocratie moderne de voir un fils succéder directement à un père qui est resté en poste sans discontinuer pendant quarante et un ans. La loi n’a pas vraiment besoin de l’interdire, le simple respect que les gouvernants qui ne sont en réalité que des mandataires du peuple se doivent, et qu’ils doivent à leurs concitoyens qui sont leurs mandants, devrait suffire à le proscrire tacitement sans qu’on ait vraiment besoin de le claironner sur les toits. Et c’est même certainement pour cela que dans les pays de vieille tradition politique et démocratique, et aux USA notamment où il y a les dynasties présidentielles familiales des Kennedy, Bush et Clinton, l’on prend soin d’éviter des successions en ligne directe de père à fils ou d’époux à épouse. Entre John Kennedy assassiné en 1963, et la candidature en 1968 de Robert Kennedy son frère cadet qui connut d’ailleurs malheureusement lui aussi le même sort tragique, il y a eu la présidence de Lyndon Baines Johnson ; et qu’entre les présidents Bush père et fils, il y a eu le président Bill Clinton ; et enfin, qu’entre ce dernier et son épouse Hilary simplement comme candidate du parti Démocrate, il y a eu les présidents George W. Bush, Barack Obama et Donald Trump.
Au-delà de ce qui précède, afin d’étayer d’avantage notre thèse, il nous paraît important de souligner en outre que Franck Biya bien qu’étant une assurance tous risques pour les intérêts matériels de la coterie, n’est pas absolument une garantie pour la conservation des positions de pouvoir politique des membres du sérail, et encore moins de celles de l’ensemble des caciques du régime. Il pourrait n’être qu’une bouteille que l’on a jeté à la mer mais qui ne donne pas les résultats escomptés ceux qui tentent leur chance de survie. Et à ce sujet, les exemples du Gabon et du Togo où tout ne s’est pas déroulé lors de la succession comme on pensait, sont là pour le rappeler. Dans un pays réputé complexe comme le Cameroun, il est déraisonnable de considérer les choses comme étant irréversibles et acquises à jamais simplement parce que c’est le fils qui aura hérité du trône du père. Un trône qui du point de vue de la complexité des choses, n’a plus rien à voir avec celui dont avait hérité son père il y a quarante et un ans. Un père qui pour la petite histoire dans sa jeunesse, s’était illustré à la cité universitaire d’Antony dans les années 1950-1960, de n’avoir jamais milité dans aucune des organisations politiques étudiantes qui foisonnaient pourtant dans une France dirigée par le général de Gaulle, dont l’ébullition annonçait les événements de mai 1968.
Dans la meilleure hypothèse, Franck Biya comme président du Cameroun sera condamné à ne demeurer éternellement que l’arbre qui cachera pendant tout le temps que dureront les mandats successifs qu’il pourrait lui aussi s’offrir, l’immense forêt des frustrations politiques et sociales dont la majorité des Camerounais continue à porter le fardeau depuis les années 1960. Avant d’être fait nouveau président de la République du Cameroun, il ne nous aura pas donné la possibilité de le juger comme maçon au pied d’un mur. Nous n’avons donc objectivement aucune raison de nous risquer de parier sur un magistère qui pourrait dans la meilleure des hypothèses ouvrir des perspectives heureuses au Cameroun. Avec lui, c’est donc dans un avenir incertain que le pays s’engagerait. Un vrai saut dans l’inconnu dont on devrait plutôt redouter des conséquences négatives.
Le troisième homme du quartet gagnant
Dans un pays comme le nôtre où la politique est malheureusement considérée comme la voie qui ouvre au succès et au bien-vivre, quarante et un ans de « Renouveau » ont immanquablement aiguisé de nombreux appétits. Cela est indiscutable et défraie même déjà la chronique de nombreux journaux puisqu’il y a des noms de personnes qui y circulent et dont les comportements attestent même d’une réelle possibilité de candidature. Et il ne peut d’ailleurs pas en être autrement même si sans ambiguïté, le système est depuis 1984, année de la tentative de coup d’Etat œuvre de la garde prétorienne de l’ancien président Amadou Ahidjo, organisé autour de Paul Biya qui s’est totalement enfermé dans son pouvoir. L’arrivée à la tête de l’Etat d’un homme du sérail ne garantit non plus rien de bon du point de vue de la stabilité du régime tout comme du pays. La principale faiblesse de ce régime étant son manque criard de colonne vertébrale idéologique. Tous ses membres n’étant unis que par les privilèges qu’ils tirent de son contrôle. Il faut entendre le mot faiblesse ici comme un déficit de volonté politique permettant de fixer un cap en se fondant sur un passé dont on s’inspire, un présent dont on maîtrise les contours et dont on a le parfait contrôle de l’exécution des actes de gouvernance, et un futur dont les perspectives à ouvrir sont claires et atteignables.
C’est uniquement sur cette base que ce sont produites de nombreuses révolutions ayant connu le succès que l’on peut convoquer comme exemple. Et notamment la révolution chinoise dont les dirigeants communistes savaient d’où venait leur peuple, qui il était et où il entendait se voir conduire. La Chine que nous avons aujourd’hui sous nos yeux n’est pas le produit du hasard ou même de la volonté d’un homme éclairé. Elle est le résultat d’un projet qui a été pensé par rapport à un passé historique et l’œuvre d’hommes et de femmes qui ont été formés en conséquence. Le RDPC malheureusement est une coalition d’intérêts essentiellement matériels qui ne s’appuie sur la doctrine néo-libérale que par simple mimétisme et par incapacité idéologique de se construire un projet. Après Biya, il connaîtra certainement le même sort que l’Union Camerounaise (UC) et l’Union Nationale Camerounaise (UNC), ses prédécesseurs. Il y aura un nouveau contenant avec une identique vacuité de contenu. Le pouvoir mais surtout les avantages et les privilèges qui s’y rattachent changeront d’aire géographique et de mains, mais rien ne viendra combler le sidéral vide de doctrine que nous connaissons. Et compte tenu, d’une part, de leurs piètres états de services, et d’autre part, des casseroles que trainent les uns et les autres, il n’est même pas permis d’espérer l’apparition à la tête de l’Etat d’un homme que l’on pourrait ne serait-ce que comparer à M. Alassane Drame Ouattara, le président de la Côte d’Ivoire, qui, qu’on le veuille ou non, à coup de grands travaux et de chantiers, se démène comme un beau diable pour marquer concrètement par la réalisation d’infrastructures, son passage à la tête de son pays. Le Cameroun sur ce registre, part malheureusement comme disait l’autre sur un autre sujet, mais cette fois dans un sens négatif, avec un caillou dans la chaussure.
Un centurion dans la danse
Lorsque l’on ouvre une boîte de Pandore comme celle que le Cameroun traine en général depuis 1960, et en particulier depuis 1982, l’on ne peut pas savoir toutes les mauvaises choses qu’elle contient. Et de cette boîte de problèmes complexes et indéfinis, il pourrait en effet sortir une junte militaire qui viendrait mettre un terme aux dissensions et contradictions de positionnement qui traversent le régime. Une junte qui ne nuirait cependant pas à ces intérêts politiques et matériels puisqu’étant elle-même issue des forces armées et de défense du régime en place depuis 1960.
« Ni traitre, ni patriote bien évidemment. Notre armée, l’armée dite nationale actuelle est une armée prétorienne en voie de mutation en armée nationale. Prétorienne, elle l’est encore largement du fait de sa mission essentielle de défense ou de protection du pouvoir personnel d’un chef d’Etat proconsul du néocolonialisme, et du fait de la promotion de ses chefs en fonction du degré d’allégeance de chacun à celui-ci. Nationale, elle le devient avec l’inévitable démocratisation de la vie politique nationale, et avec la montée préoccupante des périls de défense nationale aggravés par une immigration corruptrice nigériane et par l’impérialisme expansionniste de la bourgeoisie militaro bureaucratique au pouvoir à Abuja ». Dans cet extrait tiré du livre du Pr Daniel Abwa « Woungly-Massaga : Cameroun, ma part de vérité », le Cdt Kissamba donne une bonne description de nos forces armées et de défense. La junte qui pourrait entrer dans la dance aura donc les mêmes caractéristiques qu’elles. Et aucun changement de paradigme n’ayant eu lieu, comme le dit si bien l’adage, dans les mêmes causes et les mêmes conditions, les mêmes effets se reproduiront.
Pour conclure cette brève analyse, nous ne trouvons pas autre chose à dire si ce n’est que même dans le camp de ceux qui ont vaincu les forces patriotiques en 1960, rien de bon ne s’annonce pour le Cameroun en 2025. Le château de carton-pâte qui est en place va probablement continuer à tenir debout à cause de l’efficace dispositif de vassalisation qui l’enserre, mais il ne sera pas autre chose que ce qu’il est depuis qu’il a été mis en place par l’impérialisme français. Il continuera à entretenir l’illusion mais ne pourra jamais se transformer en un puissant levier politique souverain permettant à notre pays de s’élever et de jouer le rôle historique qui lui revient dans le continent. Et il n’est pas totalement exclu que la descente aux enfers que nous avons amorcée et qui va aller en croissant transforme finalement le Cameroun en un vaste Pandémonium où ne pourront plus alors vivre en paix ses populations qui malheureusement à l’instar de celles des autres pays africains meurtris, connaitront les affres de l’errance à travers le continent et voire au-delà de ce dernier.
Et on pourrait alors en pensant aux différents rendez-vous manqués des patriotes camerounais avec la libération du pays, convoquer pour le Cameroun cette phrase de Karl Marx qui clôt les Thèses sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer ». Et pour le transformer, il faut s’en donner les moyens concrets.
Par Jean Pierre Djemba
Premier Vice-Président du PSP/UPC
Bondy,13/04/2023