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Cameroun : Quand la prime est attribuée aux détourneurs

La récente libération de l’ancien ministre Basile Atangana Kouna et sa réception par la présidence, alors qu’il avait détourné plus de 1 milliard de francs CFA, passent mal dans l’opinion. Cette polémique a relancé le débat sur la loi portant création du Tribunal criminel spécial et démontré une fois de plus que la lutte contre la corruption est une notion à géométrie très variable au Cameroun. 

Il a suffi d’une seule photo, prise dans un salon de la présidence de la République du Cameroun, pour relancer une vive polémique qui commençait à se tasser. Sur l’image divulguée sur les réseaux sociaux le 1er septembre 2022, trois personnes posent devant un portrait du président, Paul Biya : le magnat des médias proche du pouvoir, Jean-Pierre Amougou Bélinga

, le directeur du cabinet civil de la présidence camerounaise et ancien ambassadeur du Cameroun en France, Samuel Mvondo Ayolo, et, au milieu, l’ancien ministre de l’Eau et de l’Énergie, Basile Atangana Kouna, tout juste sorti de prison.

Le scandale tient à ce que ce dernier a été reçu à la présidence de la République alors qu’il venait à peine de sortir de la prison centrale de Kondengui, où il était écroué depuis mars 2018. Il était poursuivi pour détournement de fonds publics. Sa mise en liberté fait suite à un arrêt des poursuites devant le Tribunal criminel spécial (TCS), une juridiction compétente en matière d’infractions de corruption et de détournement de fonds publics lorsque le montant du préjudice est d’au moins 50 millions de francs CFA (76,2 millions d’euros).

Atangana Kouna aurait remboursé l’argent détourné – la rondelette somme de 1,265 milliard de francs CFA (près de 2 millions d’euros) – conformément à l’article 18 de la loi du 14 décembre 2011 portant création du TCS. Ce texte dispose qu’en cas de restitution du corps du délit, le procureur général près le TCS peut, sur autorisation écrite du ministre de la Justice, arrêter les poursuites engagées avant la saisine de la juridiction de jugement.

La réception de l’ancien ministre à la présidence de la République par l’un des plus proches collaborateurs de Paul Biya passe mal dans l’opinion. De nombreux Camerounais avaient déjà jugé indécentes les images de liesse prises devant la prison de Kondengui le 29 juillet, lors de sa libération. Costume sur mesure, lunettes fines, Basile Atangana Kouna, 65 ans, avait franchi la porte de la prison tel un héros sous les vivats des membres de sa famille et de ses amis. Une fête avait ensuite été donnée dans sa villa, à Yaoundé.

« La République profanée »

« Atangana Kouna au Palais de l’Unité : la République profanée », a titré le journal Essingan alors que Reporter Hebdo a exprimé son « dégoût ». Pour le directeur du Reporter Hebdo, Raymond Barre Mekamba, « il est inadmissible qu’un criminel économique qui a paralysé le Cameroun en volant des milliards qui auraient pu servir à offrir de l’eau potable aux Camerounais soit reçu dans un lieu aussi symbolique que le Palais de l’Unité, à peine sorti de prison, au nom d’une loi totalement dangereuse. Quel message veut-on envoyer à la société ? »

Le directeur de la rédaction du journal Essingan se dit quant à lui outré. « J’estime que la République a été profanée parce qu’un citoyen, reconnu coupable de délinquance économique, ne peut pas ainsi parader dans le palais de la République. Il y a eu, à mon avis, une faute de communication », affirme Léger Ntiga. « Il y a au moins un problème moral dans la réception de ce monsieur, remarque quant à elle Cyrille Rolande Bechon, la directrice de l’ONG Nouveaux Droits de l’Homme Cameroun. Je me demande quel intérêt il y avait à lui accorder une telle audience et surtout à en faire la publicité. Le concerné gagnerait à faire profil bas. »

La raison de la présence de l’ancien ministre en ces lieux n’a pas été révélée, les services de la présidence de la République n’ayant pas jugé utile de s’en expliquer. « Nous sommes dans un pays où ceux qui gouvernent ne connaissent pas ce qu’on appelle la redevabilité, regrette Cyrille Rolande Bechon. Au vu des réactions que cette affaire suscite, on devrait nous donner des explications officielles sur ce que ce monsieur est allé chercher à la présidence de la République. »

Cavale sans issue au Nigeria

L’affaire Atangana Kouna commence début mars 2018. Celui qui dirigeait le ministère de l’Eau et de l’Énergie depuis huit ans est alors subitement limogé. La rumeur enfle sur sa future interpellation pour détournement de fonds publics. Il décide de prendre la poudre d’escampette alors qu’une interdiction de quitter le territoire a été émise à son encontre le 8 mars 2018 par le patron de la police camerounaise.

Accompagné d’un chauffeur personnel, d’un majordome, d’un gendarme et d’un prêtre, Basile Atangana Kouna se lance dans une longue cavalcade sur les pistes escarpées du Cameroun en direction du Nigeria. Partie de Yaoundé, l’équipée va prendre la route de l’est du Cameroun. Elle traverse les villes de Garoua Boulaï, Meiganga et Ngaoundéré, dans la région de l’Adamaoua, avant de faire une escale à Guider, dans la région de l’Extrême-Nord. C’est de là qu’Atangana Kouna et son majordome vont rallier la localité de Bauchi, au Nigeria, les autres compagnons de route ayant rebroussé chemin.

À Yaoundé, l’alerte est donnée. Il n’ira pas plus loin. Dans la nuit du 21 au 22 mars 2018, l’ancien ministre est interpellé à Bauchi, dans le nord du Nigeria, par les forces spéciales camerounaises après un signalement de leurs collègues locaux : il avait été repéré dans une auberge modeste de la ville. Lors de son arrestation, il avait en sa possession plusieurs cartes de crédit, des chéquiers et de l’argent en liquide dont le montant n’a pas été divulgué.

Basile Atangana Kouna et son majordome sont ramenés à Yaoundé et jugés pour tentative d’émigration clandestine. Le principal mis en cause s’en défend. Il soutient n’avoir jamais voulu se soustraire à la justice et explique qu’il se rendait en France pour un rendez-vous médical, comme il le fait chaque année depuis 2006. Drôle d’itinéraire pour un ancien ministre qui dispose, outre d’un passeport ordinaire, d’un passeport diplomatique... « Pour des raisons de commodité, j’ai choisi la route, déclarera-t-il devant le tribunal. Je voulais la discrétion. Je voulais changer de vie, sortir de l’enfer de l’acharnement médiatique. C’était mon choix. Je pouvais aller à pied. C’était pour décompresser. » Ces explications ne convainquent pas le tribunal de première instance de Yaoundé. Basile Atangana Kouna écope d’un an de prison ferme pour émigration clandestine.

L’aval de Paul Biya

Le Tribunal criminel spécial prend alors le relais. Basile Atangana Kouna et cinq autres coaccusés, dont Jean William Sollo, le directeur général de la Camwater, la société chargée de la distribution de l’eau au Cameroun, sont présentés devant le TCS. Il leur est reproché les faits de détournement de fonds et de violation des dispositions du Code des marchés publics. Le préjudice de la fraude qui leur est imputée est estimé à 40 milliards de francs CFA. L’ancien ministre accepte de sortir son chéquier. Après plusieurs débats, le tribunal décide qu’il est redevable de la somme de 1,265 milliard de francs CFA, qu’il paiera en deux versements pour bénéficier de l’arrêt des poursuites.

Biya lui-même pour obtenir sa libération. La première est datée du 2 décembre 2020. Dans une correspondance, le secrétaire général de la Présidence de la République, Ferdinand Ngoh Ngoh, informe le ministre de la Justice, Laurent Esso, que le président a donné son accord pour un arrêt des poursuites. Le ministre semble hostile à cet arrêt des poursuites. Il ne s’exécute pas. Le 25 juillet 2022, le secrétaire général de la Présidence revient à la charge à travers une lettre confidentielle dont nous avons pu avoir copie (voir ci-contre). Ferdinand Ngoh Ngoh réitère les « hautes instructions » du président de la République en faveur de la libération d’Atangana Kouna et rappelle que l’intéressé a « intégralement restitué le corps du délit ».

Au-delà des parades de Basile Atangana Kouna, qui ont semblé choquer bien des Camerounais, l’abandon des charges et sa libération ont relancé le débat sur le bien-fondé du principe de la libération des « détourneurs » de fonds publics à condition qu’ils remboursent l’objet du délit. Certains observateurs y voient la consécration d’une société inégalitaire et stratifiée. La loi portant création du TCS ne donne en effet la possibilité du remboursement du corps du délit contre l’arrêt des poursuites qu’aux personnes ayant détourné plus de 50 millions de francs CFA. « Nous avons critiqué cette loi injuste dès sa promulgation, indique Cyrille Rolande Bechon. Il y a des gens qui croupissent en prison pour avoir volé 25 000 francs CFA ou 100 000 francs CFA, et l’État n’a fait aucun aménagement pour eux. Or l’impact de leur vol sur la société n’est pas comparable aux détournements de fonds publics. »

Une loi unique en son genre

Le président de l’ONG Transparency International Cameroun, l’avocat Henri Njoh Manga, pense pour sa part que cette loi est une « curiosité » bien camerounaise. « Nous avons affaire à une manifestation du génie malfaisant des Camerounais, regrette-t-il. J’ai beau chercher, j’ai du mal à retrouver pareille loi ailleurs. Restituer le corps du délit, c’est au moins la reconnaissance du crime. Cela signifie que l’élément moral reste. Vous êtes donc un voleur, même si l’élément matériel a été restitué. »

David Eboutou, universitaire et chroniqueur politique dans les médias camerounais, n’est pas contre le principe du TCS, mais il dénonce un traitement à la carte. « Mon problème, explique-t-il, se trouve davantage sur l’application dudit principe. Je connais de nombreux détenus de l’opération Épervier

qui ont remboursé le corps du délit mais qui ont été condamnés par la suite, sans que cette disposition soit prise en compte dans leur cas. Voilà pourquoi on peut s’interroger aujourd’hui sur l’exception Basile Atangana Kouna. »

L’exemple le plus souvent cité pour illustrer ce « deux poids deux mesures » est celui de l’homme d’affaires Yves Michel Fotso. Ancien directeur général de la Cameroon Airlines (Camair), Fotso avait été arrêté et écroué à la prison centrale de Kondengui le 1er décembre 2010 pour détournement de fonds publics dans le cadre de l’achat d’un avion à l’usage public du président Paul Biya. Le mis en cause avait remboursé près de 1 milliard de francs CFA pour obtenir l’arrêt des poursuites, en vain.

Plus choquante encore est l’intrusion quasi permanente de l’exécutif dans l’application des dispositions de la loi portant création du TCS. Car même après le remboursement de l’objet du délit, il faut un accord du ministre de la Justice, lequel requiert bien souvent celui du président de la République. Ce fut le cas pour l’affaire Atangana Kouna : il a recouvré sa liberté parce que Paul Biya l’a voulu. De fait, l’avocat Henri Njoh Manga est formel : aujourd’hui, au Cameroun, aucune procédure judiciaire ne peut être engagée contre une haute personnalité de la République (ministres, directeurs généraux) sans l’autorisation du président de la République.

Un « sport national »

Paul Biya avait placé son pouvoir sous le signe de la rigueur et de la moralisation en novembre 1982, quand il avait accédé au pouvoir. Le tout fringant président de la République entendait alors mener une guerre sans merci contre la corruption et les détournements de fonds publics. Quarante ans plus tard, c’est précisément sur ce terrain que son long règne est le plus décrié. Les actes de prévarication sont si nombreux que l’ancien ministre Garga Haman Adji, passé à l’opposition, en parle comme d’un « sport national ». Et le philosophe Hubert Mono Ndzana de se demander comment le Cameroun réussit encore à tenir debout au regard des sommes faramineuses volées.

L’unité de mesure des détournements de fonds publics au Cameroun, c’est le milliard (en francs CFA). L’Agence nationale d’investigation financière (Anif) estime le flux financier illicite dû aux détournements de fonds publics à 489,6 milliards de francs CFA rien qu’entre 2016 et 2018. Selon l’Anif, cet argent est ensuite recyclé dans l’immobilier, l’automobile, les casinos, les fondations et autres organisations prétendument caritatives. Entre 1998 et 2000, le Cameroun a été classé pays le plus corrompu du monde par l’ONG Transparency International.

Certes, Biya a mis en œuvre une politique de lutte contre les détournements de deniers publics. Au tournant des années 2000, il a lancé l’opération dite « Épervier ». De nombreuses personnalités ont été écrouées. En septembre 2022, c’était pratiquement l’équivalent d’un gouvernement qui croupissait derrière les barreaux 

. Des institutions chargées de lutter contre la corruption et les détournements ont également été créées : le TCS, la Chambre des comptes, la Commission nationale anticorruption (Conac) et l’Agence nationale d’investigation financière (Anif). Mais elles sont bien souvent qualifiées de « gadgets » étant donné que leurs rapports sont destinés au seul président de la République – charge à lui d’autoriser ou non des poursuites judiciaires, ce qui renforce les soupçons d’instrumentalisation de la lutte contre la corruption à des fins politiques.

Contenter les partenaires

Ancien secrétaire général de la présidence de la République, lui aussi passé par la prison pour détournement de deniers publics, Titus Edzoa ne croit pas dans la volonté du pouvoir de lutter contre la corruption. « Pour maintenir l’idée fausse que seule une poignée d’individus égarés sont corrompus ou corruptibles, quelques arrestations sont organisées afin de faire croire à la masse de la population, naïve, que le système se corrige et s’améliore, au moins de temps en temps », écrit-il dans son livre. Il ajoute : « La tragi-comédie dans cette escroquerie est l’humiliation qu’infligent ceux, encore plus corrompus, qui prétendent rendre la justice. Ils frappent des cibles désignées à l’avance par le pouvoir et ne portent jamais le regard sur les prédateurs insolents qui méritent toutes les attentions de nos enquêteurs.»

Pour le syndicaliste Jean-Marc Bikoko, si la corruption a la peau dure au Cameroun c’est à cause d’un manque de réelle volonté politique. « L’architecture du système gouvernant au Cameroun repose sur la corruption, tranche-t-il. Même les institutions prétendument créées pour y faire face ont à leur tête des gens qui ne sont pas hors de tout soupçon. » Selon lui, ces institutions n’ont été créées que pour contenter les institutions internationales qui exigent du Cameroun des gages en la matière.

Pour combattre la boulimie des fonctionnaires dont le train de vie luxueux tranche parfois avec leurs revenus réels, l’avocat et homme politique camerounais Akéré Muna, candidat à l’élection présidentielle de 2018, avait plaidé à l’époque pour la mise en place d’une loi sur l’enrichissement illicite et l’application de l’article 66 de la Constitution qui fait obligation à tous les hauts fonctionnaires de déclarer leurs biens avant leur entrée en fonction et après leur départ. Cette disposition constitutionnelle, qui date du 18 janvier 1996, n’a jamais été appliquée.

En attendant, tous les regards sont tournés vers le palais d’Etoudi sur les suites que le président Biya voudra bien donner à quelques affaires qui tiennent les Camerounais en haleine depuis quelques années : la gestion des sommes mises à la disposition du Cameroun par le FMI pour faire face à la crise liée au Covid-19 et la gestion des fonds destinés à la construction des infrastructures de la Coupe d’Afrique des nations 2021. On peut aussi citer un autre scandale de corruption plus récent, celui de l’entreprise suisse Glencore. Elle a reconnu en mai 2022 devant la justice américaine avoir versé des pots-de-vin de plusieurs millions de dollars à des ministres et cadres de deux importantes sociétés pétrolières du Cameroun, la Société nationale des hydrocarbures (SNH) et la Société nationale de raffinage (Sonara), en échange de contrats. Cette révélation n’a suscité aucune réaction ni du gouvernement, ni des sociétés publiques mises en cause, et la justice n’a pas non plus jugé nécessaire d’y voir clair.

 

Afriquexxi