Partons du postulat que la brièveté est ce qui fait la particularité de ce genre – nous parlons bien sûr de la nouvelle. Eric Mendi a peut-être trouvé le mot juste, lorsqu’il écrit à ce propos dans “Opération Obama” : « Avant qu’on ne commence à s’ennuyer, surgit le point final ». Le verbe surgir ici doit se comprendre davantage dans le sens de surprendre. Surgit le point final : le point final nous surprend. Nous croyions le décor à peine planté, prenant encore nos aises pour nous entendre conter l’histoire, que déjà l’auteur nous laisse en plan (il ne nous gère plus). En tournant la page, on se rend compte qu’il ne s’agissait pas de la fin d’un paragraphe, ou d’un chapitre, l’auteur est passé à autre chose, à une autre historiette, comme c’est souvent le cas dans ces recueils de nouvelles. C’est le but du jeu. La nouvelle est faite exprès pour nous laisser sur notre faim, pour ne pas qu’on se rassasie. C’est en quelque sorte des amuse-gueules, des croquettes.
L’autre tour de passe-passe qu’affectionnent les spécialistes du genre, c’est le dénouement inattendu. Exemple : on croyait que le héros tirerait sa révérence en sortant par la porte de derrière, l’auteur s’étant arrangé à cette fin pour que la grande porte soit bloquée pour une raison ou pour une autre, mais le personnage principal choisit finalement la petite fenêtre des toilettes pour quitter les lieux, comme un voleur. Ce n’est qu’une image parmi d’autres possibles ; considérons plutôt le cas pratique de Garga, un personnage de Merhoye Laoumaye dans son recueil de nouvelles intitulé “Les lunettes du caméléon”.
Garga sort de la banque ce matin-là avec un large sourire et le portefeuille (et peut-être le torse aussi) relativement bombé. Vous l’avez deviné, il vient de toucher son salaire. Les dépenses utiles peuvent attendre (que diable !), il fait chaud et il veut se désaltérer. En bon clerc de campagne, il entend aussi profiter de son court séjour en ville. La bonne bière fraîche, la bonne chair pimentée (au propre comme au figuré), la bonne musique à fond les décibels… On ne vit pas deux fois. Et on le sait, la bière et le piment… Au fait, c’est par où les toilettes ? Ça urge, Garga doit s’y rendre plusieurs fois pour se soulager. Alors qu’il y retourne encore en pestant contre cette maudite colique qui l’empêche de profiter pleinement de la soirée (il avait passé finalement toute la journée dans le “circuit”), Garga trébuche sur quelque chose dans la pénombre du couloir des toilettes… Un portefeuille, rempli de grosses coupures ! C’est là que l’urgence a changé de cap. Garga laisse là le bouta (sorte de bouilloire réservé aux ablutions et autres nettoyages), il retrouve dans le salon du circuit la compagnie de ses compères mangeurs de vie, et à la surprise générale, il demande que son addition lui soit présentée sans plus tarder. La bande des gentils et gentilles lui propose de rester encore un peu, rien n’y fait, Garga décline l’offre, y compris celle de la traditionnelle dernière pour la route, gracieusement offerte pourtant. Un cas de force majeure : il faut, il doit partir. Garga quitte le circuit au débotté en laissant un généreux pourboire dans le panier. C’est son jour de chance, et sa chance il la partage aussi avec le moto-taximan qui le dépose à l’Auberge de la fortune (décidément tous les voyants du destin étaient au vert). Le débrouillard empoche un billet de mille francs pour un trajet qui en temps normal ne rapporte qu’une piécette. Différence : 900 francs tombés du ciel ! Garga sourit en voyant le pauvre type qui s’en va en chantonnant des louanges à la Providence pour si peu. Le pouvoir de l’argent, c’est aussi de pouvoir se permettre de faire des heureux. Dans la chambre de l’auberge, enfin seul, Garga laisse éclater sa joie. « Qui a dit que la chance n’existait pas ? », n’arrête-t-il pas de se répéter en gesticulant joyeusement d’un mur à l’autre dans la pièce… C’est là que surgit le point final ; du moins, quelques lignes plus bas, juste le temps pour l’auteur de finir en beauté avec le traditionnel tour de magie, s’entend le dénouement inattendu.
Qu’en était-il advenu finalement du portefeuille et de Garga dans cette chambre de l’auberge de la fortune ? Vous le saurez dans “Le portefeuille”, c’est le titre du cinquième récit du recueil de nouvelles de Merhoye Laoumaye. Un florilège de petites histoires croustillantes tout aussi bonnes les unes que les autres. “La poisse”, “Le macaroni”, “La sourde réplique”, “Trente-deux points dans l’eau”, et bien sûr “Le portefeuille”. Des titres de récits diversement évocateurs qui vous réservent de belles surprises. Et comment d’ailleurs eût-il pu en être autrement : regarder le monde à travers les lunettes du caméléon, ce ne pouvait être qu’une expérience riche en couleurs !
« Les lunettes du caméléon » de Merhoye Laoumaye était en lice à l’édition 2016 des Grands Prix des Associations Littéraires (GPAL).
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