« Trop souvent on accuse des écrivains d’agrandir les riens d’une existence. On nous accuse souvent de fomenter des drames de la banalité la plus saugrenue. » C’est écrit dans le dernier ouvrage de Jean-André Manga : « L’ingrate », c’est le titre ; roman, oui, mais l’auteur préfère dire « Roman autobiographique ». Un peu comme dans « Du côté de chez Swan » de Marcel Proust, l’auteur français qui prenait tout son temps à la recherche du temps perdu. Il semblerait que l’un des éditeurs qui ont rejeté le manuscrit de Proust s’étonnait de ce que quelqu’un eût pu noircir autant de feuilles de papier juste pour raconter comment il avait du mal à quitter son lit ! (Lol, lol et lol)… Mais, attention, c’est du sérieux, l’histoire de Jean-André Manga. « L’ingrate » est une histoire d’amour ; et on ne badine pas avec… « On ne badine pas avec l’amour », comme a dit le Musset. Jean-André Manga nous raconte comment il a conjugué le verbe aimer avec Marie. Remarque : Marie et « aimer » s’écrivent avec les mêmes lettres, comme nous l’apprend Merhoye Laoumaye dans son roman intitulé « L’infortunée », où l’auteur met en scène une héroïne du même nom désespérément à la recherche du mari idéal ; justement, Marie et « mari » se prononcent de la même façon (vérifions cela) : d’où vient-il donc que la Mari(e) de Jean-André Manga soit l’ingrate, l’ogresse, la grande méchante qui torture son amoureux et se joue de ses sentiments ?…
En réalité, l’histoire de Jean-André Manga est celle de beaucoup d’hommes en Afrique, où beaucoup de jeunes filles dans le désœuvrement ou obligées de travailler pour des salaires minables jouent à faire semblant d’aimer des messieurs financièrement à l’aise, parfois mariés, parfois de l’âge de leur père ou grand-père, du moment que ces généreux « sponsors » peuvent résoudre leurs (petits) problèmes. Le marché est simple : le monsieur a de l’argent, mais il est mal-aimé à la maison, avec une épouse qui a pris de l’âge et du poids, et ne supporte plus les gymnastiques du « sutra-du-kama » ; de l’autre côté, la jeune fille a besoin d’argent, elle a un corps athlétique et de « l’amour » à (re)vendre. « Trato hecho », c’est du gagnant-gagnant, à condition de ne pas y mettre le cœur. C’est que du business, et comme on dit, il n’y a pas de sentiments en affaires.
Voici : Jean-André Manga au début a du béguin pour Marie, qui elle le fera d’abord languir pendant un certain temps avant de se donner à lui. Notre ami ne se décourage pas pour autant (un vrai gentleman !), toujours la main sur le cœur quand il s’agit d’aider Marie ou de la sortir d’une mauvaise passe, au point où l’on croirait qu’il n’attend rien en retour. « J’aimais bien m’acquitter de ces petites demandes que je considérais comme des avances, des dettes qu’elle payera tôt ou tard ; elles créaient une dépendance. », écrit-il à la page 39. Marie ne se gêne plus, elle a désormais son papa-gentil sur qui elle peut compter. Une fois elle lui amène une grossesse qui n’est pas de lui, elle le supplie de l’aider. Jean-André Manga prend en charge l’enceintée et promet même d’élever le futur bébé comme s’il s’agissait du sien propre ; une autre fois, la belle veut reprendre les études, son providentiel amant s’exécute : « Assis sur le lit, face à face, je dégainai de ma poche arrière quatre enveloppes blanches : le laptop, les frais académiques, la ration, le loyer… » Seulement, voilà, la reconnaissance et la gratitude ne suivent pas toujours (d’où le titre). L’ingrate a des amants, elle en épouse certains, puis divorce, revient en pleurant chez son papa-gentil, qui la reprend, puis la perd de nouveau au profit d’un autre plus jeune, qui de nouveau abuse de Marie qui revient chez « papa » en pleurant, jusqu’à la prochaine infidélité, pendant sept longues années… C’est un cycle fatal, fatal comme peut l’être l’AVC des déceptions amoureuses : « Il était trois heures du matin, quand subitement je me réveillai en sursaut, étouffé par une pression qui tentait de bloquer complètement ma respiration. Mon cœur cognait très fort dans ma poitrine. J’avais l’impression qu’on avait voulu m’asphyxier… ». Jean-André Manga s’en sortira-t-il ?
D’un autre côté, il y a le fil des actualités, qui font pour ainsi dire le fond de la toile. Les informations parfois explosives que le héros trouve dans son téléphone et nous transfère dans le livre nous permettent de situer l’histoire dans le temps. Quand Jean-André rencontre Marie… dans un bar de Douala où cette dernière travaille comme serveuse, la guerre en Ukraine bat déjà son plein. « Ce qui me semble une éclaircie, ce matin en ouvrant mon téléphone, c’est le refus catégorique de l’OTAN d’accepter l’Ukraine comme membre. Le monde vient de friser le pire en éloignant les hommes de la perspective apocalyptique d’une guerre nucléaire dont personne ne peut mesurer les conséquences. Joe Biden l’a signifié clairement à son caniche Zelensky. La destruction de cette planète arrivera par la folie des hommes… » Eh oui, Jean-André ne fait pas que nous situer l’actualité, il la commente aussi : « L’arrogance des Américains est aveuglante et les empêche de comprendre que tout est dynamique par la loi immanente. Tous les dirigeants de cette planète devraient avoir une formation en philosophie, qui, seule, me semble capable de faire percevoir à l’homme sa vraie dimension : ses possibilités et ses limites. Homme qui es-tu ? » Des rois-philosophes ou des philosophes-rois, comme Salomon l’Ecclésiaste, ou Marc Aurèle, le César écrivain et moraliste qui régna sur plus d’un quart de la population mondiale ? C’était dans un autre monde, tout ça ; aujourd’hui la comédie est à la mode : Reagan, Zelensky, Trump (acteur de télé-réalité), même Macron a fait du théâtre. Des joueurs, décidément, ces comiques qui nous gouvernent aujourd’hui. Jean-André Manga se lâche et déverse sa bile sur les dirigeants de ce monde. Un professeur rigoureux parlerait d’un mélange de genres (parfois on se croirait déjà dans un essai sur la guerre en Ukraine ou sur le conflit israélo-palestinien) ; mais que voulez-vous ?… l’actualité est omniprésente. Elle s’est immiscée dans nos vies. Elle est partout. Vous la zappez à la télé, vous la trouvez dans votre téléphone ; vous l’évitez dans votre téléphone, vous la retrouvez dans vos lectures… On est bombardé d’infos !
Enfin, il faut saluer le courage de Jean-André Manga, qui n’a pas eu besoin de se dissimuler derrière un personnage imaginaire pour raconter ses déboires et ses déceptions sentimentales, comme l’ont souvent fait certains auteurs, incapables de s’assumer, ou plutôt d’assumer leur Xanthippe. « L’ingrate » est une histoire vraie, vécue et rapportée par Jean-André Manga, et ça se lit le cœur battant.
Jean-André Manga est aussi l’auteur de « Naître fille est-il une condamnation ? », l’ouvrage était en lice dans la catégorie Belles-Lettres du GPAL 2014 (Grands Prix des Associations Littéraires).
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