Le journaliste chevronné qui enseigne à la Medill School of Journalism (Northwestern University, Evanston, Illinois, USA) passe au scanner 43 années d’un pouvoir qui se reproduit à l’infini sur les ruines d’un pays foudroyé par une gouvernance anachronique et une répression politique brutale.
Alors même que des thuriféraires éhontés en appelle à une nouvelle candidature de Paul Biya, 92 ans dont 43 au pouvoir, voici une actualité qui interpelle. Alors même que s’annonce l’élection présidentielle d’octobre 2025 que beaucoup présentent comme la plus décisive de l’histoire du Cameroun, voici un livre qui remet l’église au centre du village. D’une plume acérée, d’un verbe corrosif, Haman Mana, le journaliste interroge Paul Biya, l’ancien séminariste : « Monsieur le président, qu’avez-vous fait de vos 43 ans au pouvoir » ?
Dialogue de sourds, interview improbable, mission impossible. Il fallait donc s’y prendre autrement pour avoir des réponses et dès l’entame de cet ouvrage (Les années Biya, chronique du naufrage de la nation camerounaise), au volume monstrueux (700 pages) le directeur de la publication du Quotidien Le Jour trace le sillon de sa démarche : « lorsque j’étais étudiant en journalisme, pour valider la fin de la formation, nous devions présenter une grande enquête sur un sujet donné, en utilisant tout l’éventail de l’outillage journalistique disponible. Pour refaire le parcours des Années Biya, je me suis inspiré de cet exercice, armé des outils rustiques mais fiables de mon métier le reportage pour raconter, faire ressentir ; le portrait afin de profiler certains personnages ; l’enquête dans le dessein de démêler les affaires compliquées ; l’interview dans le but de donner la parole aux acteurs ; la note de lecture pour souligner certains écrits ; le document brut pour attester ; et l’analyse afin d’éclairer ».
Ils sablent du champagne…
La palette du journaliste donc et une bonne dose de courage (l’auteur en a l’habitude) pour raconter les » 40 piteuses » made in Paul Biya que tous les camerounais vivent au quotidien. Une randonnée journalistique haletante que l’égérie de la presse écrite camerounaise inaugure par une introduction faite de clichés contrastés d’une population qui suffoque face à la vie chère, de ces barons du régime qui sablent du champagne pour la 41e année de Paul Biya au pouvoir, d’une nouvelle attaque sanglante des sécessionnistes à Mamfé dans le Sud-Ouest du pays. » Une partie du pays se meurt dans les larmes et le sang, atrocement, dans la quasi indifférence de l’autre », s’indigne l’auteur avant de rappeler des faits de musèlement de la contestation politique portée par le MRC et de faire un clin d’œil au maitre des horloges qui se plait à suspendre le temps. » Tout le destin politique est ainsi : suspendu aux artères d’un homme de 91 ans, qui enfile quinquennats et septennats et qui est en passe de se présenter à nouveau, en 2025, à l’élection présidentielle, s’il est capable de tenir debout », constate Haman Mana.
Ces clichés partagés, l’auteur peut alors embarquer ses lecteurs sur « le long chemin sur lequel Paul Biya a mené ce pays aux abords de l’abime, non sans la complicité de ce peuple, qui paresseusement, s’est laissé choir ».
Le temps de l’espoir
Le chapitre I de l’ouvrage nous replonge aux premières heures de l’avènement d’un président installé dans un palais flambant neuf par son prédécesseur, Ahmadou Ahidjo, annonçant un printemps camerounais savamment mis en musique par le chanteur de makossa Ngalle Jojo qui célébrait alors la » rigueur et la moralisation ». Jeune, fringant, séduisant Biya avait conquis son monde. « Les camerounais éclosent à l’espoir », résumait habilement l’anthropologue Charly Gabriel Mbock. Mais Ahidjo était-il vraiment parti ? Le deuxième chapitre de l’ouvrage est un récit dense détaillé des dédales d’une passation de pouvoir qui a viré au drame. Il raconte aussi l’avènement du parti au pouvoir, le RDPC, à Bamenda et l’entrée en jeu décisive de Israël dans le dispositif sécuritaire du pays que l’auteur choisit d’illustrer par un magnifique portrait du colonel Avi Sirvan.
L’autre pierre blanche des années Biya est posée en 1990 avec la répression féroce qui s’initialise au sein des partis politiques avec comme pendant cette mise sous cloche assumée de l’université et des mouvements estudiantins. Haman Mana recueille les récits glaçants de divers acteurs. Ekane Anicet, Henriette Ekwe, Biake Difana et bien d’autres dévoilent des coulisses saisissantes de ces péripéties. Un tour de chauffe avant les fameuses « années de braise » (1990) qui surviennent dans un contexte de morosité économique travaillé par des gaspillages et des détournements massifs de derniers publics qui plongent le pays dans un marasme économique sans précédent couronné par la douloureuse double baisse de salaires des fonctionnaires de l’Etat de 1993.
Clanisme ethnique, gabegie, barbouzeries, pillage
S’appuyant sur des données économiques fiables et fortement illustrés, Haman Mana démontre « que contrairement à la littérature officielle dans sa variante dominante, qui insistera davantage sur les facteurs externes de la crise, la chute continuelle du PIB camerounais s’explique par des facteurs internes que » les possibilités offertes par la manne pétrolière masquaient » ». Il étaye encore mieux son propos en revisitant soigneusement l’emblématique affaire Messi Messi : » une histoire qui, d’un bout à l’autre, est le résumé de ce que fut le règne de Paul Biya : clanisme ethnique, gabegie, barbouzeries, pillage éhonté des ressources, manipulation politique…
Malgré les discours de rigueur et de moralisation répétés par Paul Biya, il s’agit d’un système de prédation bien conçu et bien huilé pour maintenir le régime durablement au pouvoir, en utilisant la corruption, le mouillage de tous » comme stratégie » », conclut-il.
Quelle démocratie ?
En forçant les traits, les exégètes du Biyaisme aiment à présenter leur champion comme l’instigateur de la démocratie au Cameroun. Dans son livre, Haman Mana leur apporte un démenti cinglant. Le chapitre 6 est un excellent exercice de chirurgie journalistique ou l’auteur décrit et démonte toute l’armature de la fourberie politique au Cameroun et montre « comment d’élection en élection, le système de fraudes, de la plus grossière à la plus sophistiquée, a vidé la démocratie de son contenu ».
» Affaires à fric »
Mais que serait le Cameroun de Paul Biya sans ses » affaires à fric » ? Du scandale financier mémorable de la Coupe d’Afrique des Nations jouée au Cameroun en 2021 (« Cangate « ), aux milliards volés sur la détresse et la mort du Covid (Covidgate), Haman Mana enquête et révèle. Des chiffres faramineux, des milliards en fumée. » Les uns mourraient de la maladie, d’autres en vivaient grassement », s’indigne-t -il dans son chapitre 7. Avant de mettre les pieds dans » les mines de la pauvreté », et d’oser une incursion dans le monde du pétrole de l’inamovible Adolphe Moudiki.
Guerres et sécession
Pendant ses 43 ans de règne, Paul Biya a connu la guerre. S’il a su bien gérer le conflit sur la péninsule de Bakassi face au géant voisin qu’est le Nigeria, s’il s’est montré offensif pour contenir les foudres de la secte islamiste Boko Haram, sa réponse à la guerre de sécession qui endeuille le pays depuis 2017 reste sujette à caution. Le récit chronologique que fait Haman de ces événements dans la partie anglophone du pays et la galerie de portraits d’acteurs impliqués qui l’accompagne fixe un moment tragique mais essentiel de la vie de la nation camerounaise
Le Cameroun de Paul Biya aujourd’hui
Le Cameroun de Paul Biya aujourd’hui ? Un pays sous haute tension. « Dans le Septentrion deux dollars par jour c’est pour les riches », s’exclame l’auteur. Haman Mana convoque ensuite une expertise pointue pour expliquer un déficit énergétique que les camerounais voient comme une malédiction. Le journaliste fait l’autopsie d’un secteur éducatif désormais programmé pour mourir avec comme corolaires le sous financement du secteur et une paupérisation accrue des enseignants. Un Cameroun « sur deux roues », ou le bend-skin est devenu un exutoire économique d’un pays qui camoufle maladroitement ses tares sociales quand il ne force pas simplement ses jeunes vers une immigration clandestine mortifère. Quand il ne pousse pas carrément ses meilleurs talents à un exil vers le Canada. Une situation chaotique que l’auteur résume dans cette autre formule lumineuse : « le Cameroun tel qu’il hait ». (chapitre 11)
Il évoque aussi cet « Etat qui ment » sans sourciller, cette » impossible justice » noyée dans un système totalitaire débridé ou des hommes de paille (Atanga Nji) répriment et brutalisent en toute décontraction. Comme si la funeste halte de février 2008, « une centaine de morts pour une présidence à vie », n’avait servi à rien.
Des documents inédits
Haman Mana savait cette randonnée lyrique avec Biya aussi longue que chaotique. Pour faire passer la pilule il a su varier les plaisirs. Interviews, reportages, analyses, enquêtes et portraits vous tiennent en haleine et le temps semble moins long. Pour le reste, la plume ingénieuse et baroque du célèbre journaliste aide à avaler les 13 chapitres de l’écrin. Soigneux, l’auteur a pensé au férus des archives. Des documents inédits comme cette liste des condamnés à mort exécutés suite au coup d’Etat d’avril 1984 ou encore la liste des détenus de la crise anglophone.
De l’espoir au rêve
De son propre aveu, Haman Mana a voulu « documenter ces quarante piteuses, afin de comprendre et en tirer les leçons pour l’avenir. Expliquer comment un pays riche de si remarquables ressources naturelles et humaines s’est écroulé ». Amer, trop amer Haman n’en est pas moi optimiste. Pour conclure son « livre noir sur le Cameroun » il s’autorise même cette petite éclairci dans ce ciel passablement assombri. Rêvant « d’un Cameroun enfin doté de dirigeants honnêtes et engagés à relever ce pays où la confiance, enfin retrouvée, permet aux uns et aux autres de pouvoir enfin travailler et vivre du fruit de leur travail ». Du rêve à l’espoir il n’y a qu’une nuit. Cette épaisse pénombre qui nous renvoie l’image suffocante d’un homme. Comment dès lors ne pas prêter un œil à l’élément iconographique qui pose l’ouvrage ? Une admirable réplique en dessin d’un Paul Biya, marqué par le poids de l’âge et les épreuves du pouvoir. Dissimulant son regard dans de lunettes de soleil. Peut-être notre président ne veut-il pas nous regarder droit dans les yeux. Peut-être lui reste-t-il encore ce brin de pudeur qui lui interdit de revendiquer cette casse du siècle infligée au Cameroun. Cuisiné par Haman Mana le président aurait-il finalement honte de son bilan ? A moins qu’il ne s’en fiche… royalement !
Fiche Technique
Titre : Les années Biya, chronique du naufrage de la nation camerounaise
Nombre de pages : 700
Edition : Les Editions du Schabel
Année : 2025